Hier à Lyon, Grigori Sokolov.
Quand la salle s’éteint peu à peu, j’ai la boule au ventre. Il va bientôt apparaître et le Steinway qui trône au milieu de ce grand auditorium va se mettre à sonner. Je suis fébrile car ayant la chance d’être au quatrième rang, je me prépare au privilège d’entrer dans l’intimité de cette légende. Je vais goûter le miracle de son piano au coeur de sa musique.
La scène est faiblement éclairée, il entre. D’un pas lent, il gagne son piano, salue, s’assoit et attaque sans attendre les Kreisleriana. Dès la première note, on sait qu’il commence le cycle avec une vision globale et parfaitement aboutie de l’œuvre. D’évidence, il n’entame pas simplement la première pièce, mais bien l’intégralité de ces expressions amoureuses, pensée comme une seule et unique phrase qui se brisera sur le rapide final. Je sais l’esprit dans lequel Schumann a composé ces pièces, je sais son amour fou pour Clara. L’espace d’une seconde, je me souviens de mes émois adolescents quand la belle Martha m’avait fait découvrir les Kreisler (au disque :-().
Calé dans mon siège, il m’embarque donc pour 25 minutes de passion, de désespoir, de tourment et de rêverie idéale. Je suis prêt, je suis idéalement prêt.
Pourtant au bout de quelques secondes, un toussotement à droite vient casser la religiosité de mon écoute. Peu de temps après, un autre à ma gauche. J’ai beau me concentrer sur la magie de Schumann et la pureté des lignes que Sokolov égraine sur son clavier, impossible de toucher à l’absolue perfection du moment, tant les bruits parasites de la salle gâchent le silence. Pas une minute, je dis bien pas 1 minute, sans que quelqu’un ne tousse dans tous les recoins de l’auditorium Maurice Ravel.
Je suis pétrifié.
Les phrases Schumaniennes me transportent vers un monde idéal et une toux me ramène systématiquement à la bassesse de mon humanité. Les doigts de Sokolov font sonner une note tenue jusqu’à la limite de sa pureté originelle et ce rêve se brise, pollué, sali, détruit, ruiné par une toux grasse et vulgaire. Je suis désespéré.
A la fin du quatrième Kreisler (très lent) Sokolov a le malheur d’insérer un silence magique un rien plus long que lors des 3 précédents enchainements. Ni une, ni deux, les applaudissements fusent ! Au secours ! J’ai des envies de meurtre. Bien sûr il enchaine. Mais je sais au fond de moi que ma soirée est déjà gâchée.
Je pense à cet homme de 71 ans qui a voué son existence toute entière à son art pour nous offrir ce modèle de perfection et j’ai honte. J’ai honte de mes congénères. J’ai honte du public dont je fais partie. Je voudrais m’excuser, lui demander pardon, lui dire que nous ne sommes pas tous incultes et insensibles au jusqu’au boutisme de sa vision. J’aimerais lui dire que nous sommes nombreux à être pleins de gratitude, d’émerveillement et d’humilité devant les trésors de couleurs, d’équilibre et de profondeur qu’il exprime. J’aimerais lui dire que nous sommes nombreux à être sensibles, formés pour comprendre le chemin de perfection sur lequel il souhaite nous guider.
Mon oreille est prête à capter les méandres de ses polyphonies, mon cœur est prêt à chavirer en suivant les courbes de son phrasé. Mon esprit peut le suivre dans sa gestion incroyable du temps qui passe, j’entends les harmonies Schumaniennes, je les attends même avec désir tant je les connais par cœur. Je suis là, je suis là pour lui.
Oui mais voilà, la gamine dans mon dos commence à jouer avec ses colliers métalliques et mon Schumann se teinte tranquillement d’une improbable « Lachenmann touch » qui embrume ma perception et me fait peu à peu perdre pied dans la qualité pointue et aiguisée de mon écoute.
C’est alors, vous le croirez ou non, qu’une odeur nauséabonde vient transpercer mon masque anti-covid. Je touche le fond. Sokolov est toujours là, Schumann aussi, mais moi je suis définitivement ailleurs. Et pas dans un ailleurs qui m’enchante. Je ressentais le dégoût, je ressens désormais une forme d’agression. La vieille dame à coté de moi est visiblement préparée, car elle sort sans attendre un parfum de son sac et s’en asperge sur le dos de sa main ainsi qu’à son mari. A ce moment précis, j’écoute donc un chef d’oeuvre de la musique romantique allemande, jouée par un maître russe du piano, flottant dans une douce odeur de pet teinté d’un soupçon de vanille. J’ai envie de pleurer.
Les dix préludes de Rachmaninov qui constitueront la deuxième partie du concert seront à l’avenant. Les gorges toussent. Un réveil sonne au fond d’une poche. Un scratch se déchire. Les vêtements bruissent car peu de gens semblent pouvoir rester 40 minutes sans bouger et c’est alors qu’arrive le summum de ma soirée…
Andante, 6ème prélude, 4 sièges à ma droite, le ronronnement d’un chat se fait perceptible, il augmente, je ne rêve pas, ce vieux monsieur s’est assoupi, il ronfle !
A ce moment précis, je n’ai plus aucune foi en l’humanité. Je suis anéanti.
Quand Sokolov termine l’opus 23, l’auditorium résonne sous des tonnerres d’applaudissements et de bravos. Je suis calé dans mon siège, j’ai mal au postérieur et tout mes muscles sont endoloris car évidement j’aurais préféré crever sur place plutôt que de bouger un petit orteil et risquer ainsi de briser la miraculeuse entreprise de Sokolov. Lui non plus n’a pas bougé, n’a pas fait craquer son siège, n’a pas toussé une seule fois, il a 71 ans !… 1er bis, il est incroyable. Les applaudissements claquent. 2ème bis, les gens sont debout. A chaque bis (6 ou 7), Sokolov s’assoit et joue sans attendre, c’est systématique. Mais comme tous ces connards (oui je suis énervé) mettent du temps pour se rassoir, nous manquons à chaque fois la magie de ses première notes, masquées par le bruit des sièges qui accueillent le cul de ces abrutis. Le vieux monsieur qui s’était endormi est debout lui aussi. Au 5ème bis, la gamine derrière discute avec son amie « si il revient encore moi je me barre ».
Quand je descends les marches qui me guident vers la sortie, je regarde la foule avec scepticisme et tristesse. Je suis K.O. J’ai raté Sokolov, j’ai raté Schumann et Rachmaninov. Quand je longe les vestiaires et le bar, je croise un jeune homme qui bouffe un beignet avec une telle vulgarité que j’ai une furieuse envie qu’il s’étouffe avec et qu’il en crève ! J’exagère peut-être un peu là… mais toujours est-il qu’assister à une telle expression de beauté et de perfection vous touche au plus profond de votre être et vous rend immanquablement meilleur si vous êtes apte à la recevoir. Être meilleur inclut de ne pas déguster un beignet comme un porc juste après un tel miracle. Alors que faire ?
En tant qu’enseignant, former les jeunes à l’écoute. Une écoute active, gourmande, attentive, affutée. Les éduquer à la patience, à l’abnégation, aux plaisirs issus du travail et de la connaissance. Leur faire découvrir les plaisirs du « long terme ». Les mener à dépasser les sirènes des plaisirs immédiats. Éduquer, pour leur bien et le bien de l’humanité.
Les former aussi au respect, à l’attitude, aux codes collectifs qui permettent seuls de jouir pleinement d’un joyau aussi fragile quand nous sommes nombreux à vouloir en profiter. « Vivre ensemble un concert classique », voilà encore une énième configuration très spécifique du « vivre ensemble ». Nous devons l’enseigner. En tant que mélomane ?… pour ce qui concerne la musique de chambre en général et les récitals de piano en particulier… m’acheter une télé grand écran, un système son de qualité, devenir ermite (un peu plus) et m’enfermer à double tour pour goûter pleinement et en solitaire ce que l’humanité peut créer de meilleur. L’enseignant que je suis va continuer de former les jeunes pour un avenir meilleur. Mais pour ma pomme à l’heure où je vous parle, l’isolement (sans la camisole) est encore une fois l’unique solution.
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