DEFI PEDAGOGIQUE ATYPIQUE
- Jean-Denis MICHAT
- 1 mai
- 6 min de lecture

Hier soir dans le cadre de la SaxFest d’Andorra, j’ai assisté au concert de Dmitry Pinchuk, double vainqueur des prestigieuses compétitions de Dinant et d’Andorra (entre autres).
Dima, que je connais depuis qu’il a...7 ans (?), deviendra l’année prochaine mon étudiant (avec sa brillante épouse) au conservatoire de Lyon.
Après un concert d’un niveau stratosphérique (notamment le Sibelius), mes collègues m’ont glissé un très amical « you, you are in trouble » :))). Et effectivement, une fois mon ego mis de côté, une fois digéré le fait que j’ai travaillé toute ma vie pour justement éviter ce cas de figure, j’aurai d’évidence l’année prochaine dans ma classe un étudiant qui joue mieux que moi.
On peut toujours pointer les micro défauts qui se glissent ponctuellement ici ou là. Mais pour avoir enregistré des vidéos en 1 prise pas plus tard que la semaine dernière, en cherchant du coup le sans-faute technique combiné à l’inspiration musicale du moment et l’énergie nécessaire pour lier le tout, je suis bien placé pour dire que la performance de Dima, hier soir, est désormais au-delà de mes propres capacités. Et le gamin n’a que 19 ans, précisément la semaine de mes 54, joyeux anniversaire Michat !
Il gère ses émotions avec le calme d’un vieux briscard ; maîtrise son saxophone à un degré de finesse dans lequel je peux me projeter en tant qu’expert, mais sans pouvoir prétendre lui donner des techniques pour faire mieux ; la qualité de son intonation relève d’un niveau assez miraculeux quand on connaît les travers du saxophone sur ce point, bref ; se pose d’évidence cette question existentielle : « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir enseigner à ce garçon ? ».
Je lui ai dit hier soir entre le champagne et les petits-fours, « nous parlerons musique » à quoi il a répondu, « c’est ce que je viens chercher ».
Je pense véritablement ne pas pouvoir lui transmettre quelque chose de fondamentalement nouveau sur le plan instrumental. Il pourra bien sûr assimiler mes techniques de son, mes identités de phrasé, mon style de vibrato etc.,. Mais au regard des compétences déjà acquises, il ne lui faudra pas beaucoup de temps pour s’approprier tout ça. J’estime qu’en quelques semaines, ce sera réglé.
Hier, à dire vrai, c’est le programme choisi qui m’a mis la puce à l’oreille et m’a donné quelques pistes pédagogiques.
Sa transcription du concerto de violon de Sibelius était tout simplement magique. Et sa manière de gérer la réduction piano (Bravo Takahiro!*) a fait qu’il a su générer une écoute quasi-digne d’une sonate tout en recréant la générosité de l’orchestre. Les ambiances mystérieuses en demi-teinte étaient là, les couleurs de transition fixant les différentes atmosphères furent suggérées à merveille, l’illusion des tutti fortissimo enthousiasmante. Remarquable.
Le reste de son programme ? : Creston, Ibert, Muczynski, Piazzolla. En clair, musique académique de qualité dans la niche du saxophone classique, et transcriptions.
Je sais l’appétence de l’école russe pour les musiques tonales et les transcriptions. Je connais bien le processus pour l’avoir vécu moi-même. Pourquoi jouer de nouvelles pièces pouvant heurter notre sensibilité, déstabiliser nos certitudes, et ce, sans aucune garantie de succès ?... Alors que l’histoire de la musique a fait pour nous tout le boulot, en triant méticuleusement la masse de musique produite par des compositeurs plus ou moins inspirés et en ne retenant que les chefs d’œuvres qui provoquent à coup sûr les applaudissements de la plèbe !
Élément de réponse : Parceque la mission de l’artiste n’est pas juste de faire passer un moment agréable au public. Sa mission est de changer le monde, dans le sens « orienter l’humanité vers un monde meilleur ». Et le seul monde sur lequel les artistes ont ce micro-macro pouvoir, c’est de fait le monde dans lequel ils vivent, leur époque, celle dont ils sont les acteurs et les témoins. L’existence de Dima sera liée ad vitam æternam à la première moitié du 21e siècle.
Le concerto pour violon de Sibelius par exemple, fut créé au printemps 1905. Karel Halíř assurait alors la première avec l'orchestre philharmonique de Berlin dirigé par Richard Strauss !
Mon premier boulot sera de donner à Dima le désir de s’inscrire dans ce processus de création en plus de son travail d’interprétation du répertoire déjà existant (original ou transcrit) afin qu’il trouve « son » Sibelius (Né en 2004 ;-)), créant « son » concerto en 2030 sous la direction de « son » Richard Strauss (né en 2001). C’est LA condition (à l’instar de la carrière menée par Tim Mc Allister sur le continent d’en face) pour que Dima accède à des collaborations de son calibre, avec des artistes contemporains de sa génération, lui permettant de jouer légitimement un jour avec l’orchestre philharmonique de Berlin (j’espère que j’aurai des places gratuites.).
Le deuxième point m’est apparu lors de l’enchaînement Creston, Ibert, Muczynski.
À écouter Dima dans ce répertoire classique que j’enseigne immanquablement chaque année depuis 30 ans, on comprend pourquoi le jeune homme est si efficace dans les concours. Ses doigts sont solides, son jeu est brillant sans être arrogant, tous les pièges techniques et musicaux sont évités avec intelligence, on est vraiment sur du très haut de gamme. Le vieux débat « technicien, mais pas musicien », « musicien, mais pas technicien » n’a ici pas lieu d’être. Dima fait carton plein, il cumule toutes les compétences et est incroyablement efficace dans tous les compartiments du jeu.
La seule limite qui s’est imposée à mon admiration est le choix même de ce répertoire et son côté passe-partout. Ce fut l’objet d’un commencement de discussion un peu plus tard dans la soirée, entre Nacho Gascon, Mariano Garcia (ok, pour la paella au feu de bois Mariano, j’apporte le vin) et Aiwen Zhang.
Creston parce que c’est un joli mouvement lent et que ça apporte un peu de douceur dans ce monde de brutes ? Ok. Muczynski parce que c’est un festival de saxophonistes et qu’il faut bien marquer sa différence en montrant qui est le patron ? Ça passe.
Mais jouer en concert le concertino d’Ibert avec piano... Pour moi, c’est too much.
Je stipulais il y a tout juste une semaine, en enregistrant en vidéo du répertoire concertant avec piano, que bien sûr, ceci était une démonstration pédagogique et qu’en aucun cas, il ne viendrait à quiconque l’idée de jouer ces « versions de travail » au concert...
Cette réduction saxophone-piano est vraiment un simple outil de répétition et pas une pièce de concert en soi. Le Sibélius fonctionne, car il a été conçu comme une revisite, ça saute aux oreilles, ce qui est déjà un projet artistique. Mais Ibert ?
Je sais que les Russes se posent moins ce genre de question un peu snobe sur la légitimité et la pertinence de jouer telle pièce dans telle version ou pas. C’est un petit jeu qui colle mieux à l’esprit chichiteux, pinailleur et souvent étriqué de nous autres petits français. N’empêche, même merveilleusement exécutée, la réduction piano du concertino d’Ibert n’a pas été capable de me tirer les poils comme est censé le faire la relation intime de la sonate.
La question de l’identité artistique passe énormément par le choix du répertoire et la conception d’un programme de concert. Un récital instrumental, c’est une histoire qu’on raconte, un son, une pièce de théâtre, un numéro d’acteur.
De plus, on est aussi ce que l’on choisit de jouer. Hier, dans cet enchaînement de musique de conservatoire, cette identité artistique m’a manquée. Elle va de pair avec l’identité de la sonorité, l’incarnation-signature qui permettra de reconnaître Dima entre mille dès la première note, celle qui est la marque des grands musiciens. Cela semble être en construction.
Je dois pouvoir l’accompagner pour qu’il maîtrise cette dramaturgie et marque son territoire de la première à la dernière note. Avec un talent pareil, il est grand temps de faire l’école buissonnière et de transgresser les règles. Le Shuhari sera, une fois n’est pas coutume, un précieux outil d’apprentissage.
Le dernier point est en suspens et devra attendre le face-à-face de la rentrée prochaine. Il est de fait commun à tous les étudiants. En première ligne les étudiants étrangers exilés dans la métropole lyonnaise. C’est la question de l’autonomie.
J’ai toujours vu Dima merveilleusement entouré. Je le vois aujourd’hui épanoui avec une épouse aimante. Je l’ai toujours vu supporté par une famille présente et passionnée sans être intrusive et étouffante. Je connais par ailleurs l’enseignement clanique de Nikita Zimin qui a propulsé l’école russe sur le devant de la scène en quelques années (ce pourrait faire un sujet de discussion à part entière). Amour, famille, école.
L’émancipation de ce jeune artiste est un élément clé de sa formation désormais. Je dois voir ce qu’il a dans le ventre en solo-solo afin qu’il puise dans ses ressources propres les moyens d’exprimer son talent unique. Ce travail se fera seul avec lui-même. Le jeune-homme doit en quelque sorte devenir un homme (Taty
ana sa maman va me détester.). Et pour ce traditionnel rite de passage, il semble que j’ai été sélectionné pour faire partie du jury ;-) !
Dans un second temps, si notre collaboration s’avère fructueuse et que son talent ne se limite pas à l’art de combiner les sons, je pourrai éventuellement lui révéler les secrets de mon bœuf bourguignon, de ma tarte tatin et de ma tourte saumon-épinards, mais ne brûlons pas les étapes…
Je me réjouis Dima. Ta venue à Lyon l’année des 30 ans de ma classe est un véritable cadeau.
Je ne te promets rien, si ce n’est que je ferai de mon mieux pour t’accompagner et me rendre utile. N’est-ce pas finalement la base de la pédagogie ?



















Bonjour Mr Michat,
Vous ne me connaissez pas…
On ne s’est jamais rencontrés…
Je vous lis avec passion (vos posts Facebook notamment…) depuis que vous m’avez acceptez comme « ami ».
Vos différents « articles » m’emeuvent tant par la justesse et la précision de vos expertises, que par l’humilité et le recul dont vous faites preuve.
Cette article au sujet de cet « extraterrestre » que vous prénommez affectueusement Dima en est l’exemple absolu. Je me réjouis par avance, pour lui, de la chance qu’il aura de vous côtoyer à partir de la rentrée prochaine.
Je suis prof de sax à Laval en Mayenne. Votre posture d’enseignant m’inspire!
Continuez de nous faire partager vos inspirations, émotions, interrogations, découvertes… Votre générosité me touche (NOUS touche, je…